Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’«ubérisation»

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Dossier de presse


Sommaire


Conférence de presse – Jeudi 28 septembre 2017

Sommaire

1. Pourquoi une étude du Conseil d’État sur les plateformes numériques ?
  • L’étude du Conseil d’État s’efforce d’analyser de manière globale les transformations du monde que révèlent les plateformes numériques
  • La fonction première du droit est d’accompagner La société et ses évolutions
2. Qu’est-ce qu’une plateforme numérique ?
  • Caractéristiques générales
  • Différents types de plateformes
3. Quels sont les enjeux liés à l’utilisation des algorithmes ?

De l’intelligence artificielle ? De la blockchain ?

  • Algorithmes et intelligence artificielle
  • La blockchain
4. Pourquoi parler d’« ubérisation » ?
  • Pourquoi avoir retenu le terme « ubérisation » ?
  • L’« ubérisation » c’est quoi ?
5. Quel est l’impact de l’« ubérisation » sur le droit économique ?
  • Les inconnues du prix de La transaction
  • « Effet réseau » et position dominante
  • Pour une efficacité nouvelle du droit de La consommation
6. Quel est l’impact de l’« ubérisation » sur le droit du travail et le droit social ?
7. L’État peut-il être ubérisé ?
8. Quels sont les grands axes des propositions du Conseil d’État pour accompagner l’« ubérisation » ?

1. Repenser la norme européenne pour libérer l’innovation et protéger de ses excès 2. Réaffirmer l’unicité du droit applicable 3. Repenser collectivement la nécessité des normes existantes 4. Utiliser les opportunités issues de l’« ubérisation » pour réduire la complexité et améliorer la vie de tous Propositions de l’étude du Conseil d’État


Pourquoi une étude du Conseil d’État sur les plateformes numériques ?

Qui aurait envisagé, il y a à peine quelques années, permettre à des inconnus « rencontrés » sur internet de venir dormir chez soi en son absence ? … C’est pourtant ce que font tous ceux qui louent leur résidence sur des plateformes comme AirBnB.

Depuis peu, les nouvelles technologies ne se contentent plus seulement d’accélérer notre vie ; elles la changent.

L’étude du Conseil d’État s’efforce d’analyser de manière globale les transformations du monde que révèlent les plateformes numériques

Après deux précédentes études, la première en 1998 intitulée Internet et les réseaux numériques et la deuxième sur Le numérique et les droits fondamentaux en 2014, le Conseil d’État a décidé de poursuivre sa réflexion sur l’évolution des politiques publiques du numérique, en s’attachant cette fois-ci à l’ébranlement des économies et des modèles sociaux traditionnels qui est en cours. Les plateformes numériques sont au cœur de cette évolution :

  • elles créent de nouveaux modèles d’organisation des activités économiques (Amazon a transformé le modèle de la grande distribution, Uber celui des taxis, AirBnb celui de l’hôtellerie…) ;
  • elles changent la société et les rapports sociaux ;
  • elles ouvrent de nouvelles possibilités de travail ;
  • elles créent de nouvelles opportunités de développement ;
  • elles transforment la puissance publique et la gouvernance publique ;
  • elles refondent l’ordre du monde en créant des géants de l’internet, dont les règles internes, transnationales, prennent parfois le dessus sur le droit étatique.

Ces évolutions bouleversent les activités traditionnelles. Elles créent des tensions. Elles peuvent aussi fragiliser et donner lieu à des excès et à des dérapages. L’opposition entre les taxis et les chauffeurs Uber n’est que la partie émergée de l’iceberg.

La fonction première du droit est d’accompagner la société et ses évolutions

Les objectifs de cette étude sur l’ « ubérisation » 
  • analyser le phénomène et donner aux citoyens et aux pouvoirs publics des outils pour mieux le comprendre ;
  • dégager les enjeux et les questions auxquelles conduisent ces évolutions ainsi que les conséquences de ces dernières dans le champ économique et social et sur l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics ;
  • faire des recommandations : non pas pour créer de nouvelles règles juridiques, mais pour réinterroger notre droit à l’aune des bouleversements en cours et pour apporter des outils qui permettront d’assurer un développement équilibré de la nouvelle économie.
Cette étude a été réalisée par la section du rapport et des études du Conseil d’État.
  • 81 personnes ont été auditionnées :
  • des représentants des sociétés de plateformes numériques ;
  • des représentants de l’ensemble des administrations concernées ;
  • des parlementaires, représentants syndicaux, journalistes, philosophes et universitaires…
  • 2 voyages d’étude ont été réalisés :
  • auprès des institutions européennes (Commission européenne, Parlement européen) ;
  • auprès du Bureau international du travail.
  • Des études comparatives ont été menées et/ou utilisées portant sur plus de 15 pays.


Qu’est-ce qu’une plateforme numérique ?

Une plateforme numérique est un espace virtuel délimité dans lequel des personnes se mettent en relation et peuvent échanger (Wikipédia, Facebook, Linkedin, Instagram ou encore l’App Store d’Apple sont des plateformes numériques). Les plateformes qui sont au cœur de l’ubérisation vont plus loin : elles créent des échanges virtuels qui ont vocation à se prolonger dans le monde réel.

Caractéristiques générales

  1. Elles organisent la « multitude ». Elles permettent de mettre en relation de la manière la plus adaptée, même à une échelle mondiale, des offreurs de biens ou de services et les clients de ces biens ou services.
  2. Grâce aux données qu’elles collectent et aux algorithmes elles permettent une rencontre entre des fournisseurs et des consommateurs (les plateformes de « dating » ou celles de « jobbing » par exemple).
  3. Elles créent une relation de confiance entre les utilisateurs, alors même que cette relation naît dans le monde virtuel (grâce aux évaluations et notations notamment).
  4. Le coût marginal et le coût des transactions réalisées sur les plateformes tend vers zéro. C’est ce qui permet le développement d’activités nouvelles, plus nombreuses et sur une échelle beaucoup plus grande qu’auparavant : le coût des investissements de départ est presque nul.

Une plateforme numérique est une sorte de grand marché virtuel dans lequel chacun trouve aisément le client, le service ou le produit qui lui convient le mieux.

Gare aux simplifications néanmoins ! Car la plateforme est aussi intéressée aux transactions… et si les algorithmes de la plateforme ne prévoient pas que vous puissiez acheter certains produits concurrents, vous ne les trouverez jamais…

Différents types de plateformes

L’étude du Conseil d’État identifie 5 catégories de plateformes :

  • les plateformes de création de biens communs (Wikipédia, Ushahidi, OpenstreetMap). Elles n’ont pas de dimension économique ;
  • les plateformes de partage de frais (Heetch ou Blablacar). Les fournisseurs de biens ou de services ne réalisent aucun bénéfice mais « rentrent dans leurs frais » ;
  • les plateformes d’économie contributive (Coyote…). Le produit ou le service est co-construit par l’ensemble des utilisateurs ;
  • les plateformes de courtage, (e-Bay, Amazon, le Bon coin…). Elles mettent en relation des vendeurs et des consommateurs ;
  • les « plateformes – activité » (Uber, Deliveroo…). Elles fixent une part substantielle des conditions d’exercice de l’activité.


Quels sont les enjeux liés à l’utilisation des algorithmes ? De l’intelligence artificielle ? De la blockchain ?

Les algorithmes et l’intelligence artificielle sont des technologies utilisées par les plateformes pour leur activité, mais aussi par les entreprises, les administrations (pour identifier les profils de fraude en matière fiscale ou de contributions sociales par exemple, ou pour répartir les admissions post- bac), les forces de police (pour identifier les zones à risque par exemple), celles de défense…

Algorithmes et intelligence artificielle

Les algorithmes sont des suites mathématiques qui permettent d’obtenir un résultat déterminé en associant plusieurs paramètres : ils permettent de trouver l’âme sœur sur des plateformes comme Meetic, ou un « jardinier », à un certain « prix », compétent pour réaliser des « bordures », dans un rayon de « 50 kilomètres » autour de « chez-vous ».

L’intelligence artificielle est une sorte de super algorithme capable d’une certaine forme d’autonomie – notamment en apprenant au fur et à mesure pour évoluer.

Les principaux enjeux juridiques liés à l’utilisation de ces technologies sont évidents :

  • le risque d’une utilisation biaisée de ces technologies : par exemple le « programme » (un algorithme) qui permet aux parents de déterminer si leur enfant sera homosexuel en entrant certaines des caractéristiques de leur comportement ;
  • le risque que les intelligences artificielles prennent le contrôle de la planète est un fantasme de science-fiction, à la condition toutefois que l’on prenne le soin de l’éviter : nous pouvons programmer une intelligence artificielle pour éviter qu’elle ne nous envahisse… encore faut il y penser… ;
  • les questions de responsabilité sont également cruciales : qui est responsable du concepteur, du constructeur, du conducteur en cas d’accident engageant un véhicule autonome ?
  • les entreprises qui développent dès aujourd’hui ce type de technologies pourraient être demain dans une situation de position dominante qu’il sera très difficile de concurrencer ;
  • ces technologies sont très largement utilisées dans nos vies quotidiennes, sans que nous en ayons toujours conscience : chacun, notamment les pouvoirs publics, les juges, les administrations devrait être formé pour mieux comprendre les principes de leur fonctionnement.

La blockchain

La blockchain pourrait être la phase ultime de l’évolution. Celle dans laquelle les plateformes auront disparu. La blockchain est une technologie considérée comme infalsifiable, qui permet de réaliser des transactions totalement sécurisées sur internet sans le recours à un tiers de confiance. Elle est au fondement de la monnaie virtuelle appelée « Bitcoin », qui n’est garantie par aucune banque étatique. Elle permet de garantir l’exécution d’un contrat (les « smart contracts » qui s’exécutent automatiquement si les conditions initialement prévues sont remplies). Elle est utile en matière de propriété intellectuelle (en sécurisant de manière absolue le lien entre une œuvre et son auteur par exemple). Les enjeux liés à son utilisation sont à la fois techniques (la préservation de son caractère infalsifiable) et légaux.


Pourquoi parler d’« ubérisation » ?

Le sujet de l’étude du Conseil d’État est le phénomène de transformation de nos économies et de nos sociétés dont les plateformes numériques sont la figure de proue.

Ce phénomène est comparable à une nouvelle révolution industrielle. On parle parfois de « plateformisation de l’économie », de « gig economy » (économie des petits boulots), d’économie « à la demande », d’économie de la « multitude » (crowd economy). Il englobe ce que l’on nomme l’économie collaborative, mais il va au-delà.

Pourquoi avoir retenu le terme « ubérisation » ?

Le terme d’« ubérisation » est celui qui s’approche le plus de ce que l’étude du Conseil d’ État a entendu traiter.

Il est défini dans les dictionnaires comme désignant la transformation d’un secteur par des modèles économiques innovants issus des technologies numériques. L’étude du Conseil d’État dépasse néanmoins le seul champ de l’économie et le phénomène ne se réduit pas au seul modèle de la société Uber. De nombreux autres modèles innovants de plateformes ont des effets similaires et posent des questions analogues (AirBnB par exemple, Amazon, e-Bay).

Le terme « ubérisation » est compréhensible par tous. En l’utilisant le Conseil d’État a voulu mettre en évidence le fait que son étude s’adresse à un très large public, qui va au-delà des seuls juristes ou spécialistes du domaine.

L’« ubérisation » c’est quoi ?

L’« ubérisation » n’est pas la « numérisation ». C’est un changement de paradigme qui se diffuse peu à peu. Elle doit son succès au fait que se rencontrent des évolutions dans le champ économique et des aspirations sociales.

Dans le champ économique, l’« ubérisation » c’est :

  1. le développement d’un réseau d’entreprises dans lequel l’innovation, la découverte et le processus collaboratif occupent une place prépondérante et qui privilégie la compétence par rapport à l’autorité instituée,
  2. une attention centrale portée à la satisfaction du consommateur qui rompt avec le système fondé sur les métiers et corporations issu de l’ère industrielle,
  3. un remplacement progressif des intermédiaires de l’économie traditionnelle par les plateformes numériques, qui mettent en système et organisent une multitude de travailleurs particuliers indépendants.

Dans le champ social et sociétal, l’ubérisation, c’est :

  1. une organisation des échanges en réseaux organisés qui remplace la figure de la pyramide hiérarchique issue de l’ère industrielle,
  2. une remise en cause des fondements de l’ordre juridique et institutionnel, qui se traduit par exemple par le développement de votations spontanées sur internet mais aussi par la puissance de certaines plateformes transnationales (Google, Apple, Amazon…) qui appliquent leurs propres règles juridiques, indépendamment de celles des États,
  3. la possibilité d’optimiser l’utilisation d’actifs sous-utilisés : plutôt que de laisser ma voiture au parking, je peux la louer à des particuliers lorsque je ne l’utilise pas. Les plateformes peuvent ce faisant créer une solidarité universaliste pour une meilleure protection de notre planète,
  4. une aspiration à une plus grande liberté individuelle, dans l’organisation de son temps, dans l’évolution de son parcours personnel et professionnel etc.,
  5. le constat que le modèle économique de la société industrielle a conduit à exclure durablement certaines catégories de population de l’accès au travail.

Cette évolution n’est pas sans risques : elle place naturellement les plateformes en situation dominante en créant aussi de nouvelles formes de dépendance et de nouveaux risques de fracture.


Quel est l’impact de l’« ubérisation » sur le droit économique ?

Les inconnues du prix de la transaction

L’économie d’une plateforme repose d’abord sur les données qu’elle collecte, même si cela n’est pas la partie la plus visible de son fonctionnement. Lorsque les utilisateurs payent une transaction sur une plateforme, ce prix ne reflète pas exactement la vraie valeur de cette transaction car il ne comprend pas celui des données.

Grâce au coût marginal et au coût des transactions quasi nuls, les plateformes, qui peuvent avoir une force de frappe planétaire, peuvent également « assécher » un marché. Les règles de droit qui sont fondées sur le prix des transactions ne sont donc plus totalement adaptées.

« Effet réseau » et position dominante

Pour être rentable, une plateforme doit d’abord atteindre une taille critique. Tant que cette dimension n’a pas été atteinte, le modèle économique est fragile et l’environnement très concurrentiel.

Une fois cette taille critique atteinte l’effet de réseau lui permet de dominer un marché (plus il y a d’utilisateurs, plus cela en fait venir d’autres).

  • Il faut donc une politique de la concurrence forte dans le domaine des plateformes, mais adaptée à leurs spécificités.
  • Les questions de concurrence doivent aussi être abordées à tous les stades de l’élaboration des normes juridiques : par exemple, il n’est pas exclu que le législateur, en intervenant trop tard et en ne prenant pas assez en compte les spécificités du modèle économique des plateformes, ait en réalité involontairement favorisé la position dominante d’AirBnB en fixant des conditions supplémentaires pour louer des appartements meublés à Paris (l’enregistrement sur un site internet).

Pour une efficacité nouvelle du droit de la consommation

Le droit de la consommation protège le consommateur en fixant des obligations aux professionnels (sécurité, information, interdiction des clauses dites « abusives » dans les contrats…). En permettant à des non professionnels de développer des activités économiques, l’« ubérisation » brouille la frontière entre professionnel et non professionnel et les modalités classiques d’application du droit de la consommation.

On ne peut pas demander au particulier chez qui on va dîner via une plateforme de respecter tout le droit de la consommation (par exemple toutes les règles applicables aux vrais restaurants). Mais ce particulier doit aussi avoir des obligations - ne pas vous servir de la nourriture avariée par exemple ! -.

Si plusieurs centaines de particuliers commencent à inviter régulièrement des inconnus à dîner au travers d’une plateforme, contre une rémunération, ils entrent globalement en concurrence avec les restaurants mais sans être soumis aux mêmes obligations, ce qui n’est pas très loyal.


Quel est l’impact de l’« ubérisation » sur le droit du travail et le droit social ?

L’ « ubérisation » fait s’interroger sur la frontière entre « salarié » et « indépendant ». Pourtant le régime social dont bénéficie chacun est différent. Les indépendants, en particulier, n’ont pas d’assurance-chômage.

Une tentation pourrait être de remettre en cause le modèle des plateformes en jugeant que tous les indépendants qui travaillent pour elles sont des salariés.

Mais :

  • les plateformes sont pourvoyeuses de travail,
  • elles permettent aux travailleurs d’organiser leur temps librement,
  • elles permettent de cumuler plusieurs activités.

Il faut donc réfléchir à la pertinence des frontières actuelles entre travail indépendant et salariat pour garantir une plus grande liberté aux travailleurs, offrir une protection sociale adaptée à tous et permettre aux plateformes de se développer.


L’État peut-il être ubérisé ?

Et l’État dans tout ça ?

Il est concurrencé…

La fonction de certification de l’identité par exemple est remise en cause : le « connectez-vous avec Facebook/Linkedin/Google » que l’on trouve de plus en plus sur les sites internet n’est-il pas une forme de contrôle d’identité avec d’autres moyens qu’une carte d’identité ?

Les plateformes concurrencent aussi certains services publics : « la mort du bison assassiné par un coyote et d’autres animaux étranges » évoquée dans l’étude concerne la disparition du Centre national d’informations routières, devenu inutile sous l’effet du développement de plateformes telles que Coyote ou Waze.

Plus généralement, ce que met en lumière l’ « ubérisation » c’est le caractère inadapté de l’organisation « en silos » de l’État. En matière médicale, par exemple, le fait que plusieurs services, qui ne communiquent pas ensemble interviennent pour traiter des personnes qui souffrent de maladies chroniques est souvent générateur de coûts supplémentaires et, surtout, d’inconfort pour le patient.

N’est-il pas étrange qu’une administration vous demande des documents ou des informations qui sont détenues par une autre administration ? On pourrait imaginer une plateforme d’État à laquelle chaque personne et chaque administration serait connectée, au travers de laquelle chacun pourrait donner l’autorisation ou non aux administrations avec lesquelles il/elle est en contact de s’échanger des informations le/la concernant.

Il faut en tout cas repenser l’organisation et le fonctionnement de l’État et des services publics selon une logique de plateforme. L’État a commencé d’évoluer et il continuera de le faire. L’étude dessine plusieurs pistes à cette fin.


Quels sont les grands axes des propositions du Conseil d’État pour accompagner l’« ubérisation » ?

L’ubérisation est de toute évidence un phénomène qui nous vient d’abord des États-Unis. Mais il faut avoir à l’esprit que parmi les plus puissantes plateformes numériques, les plateformes chinoises occupent aussi une place prépondérante et les plateformes indiennes se développent rapidement. Le Conseil d’État est persuadé qu’il existe une place pour une « ubérisation » qui corresponde mieux à nos valeurs et à nos cultures, à laquelle pourraient d’ailleurs adhérer d’autres dans le monde. Mais dans cette compétition internationale, dans laquelle les plateformes se développent à l’échelle mondiale, l’Europe est la bonne instance. A condition toutefois que les Etats d’Europe prennent les devants et avancent dans la même direction. A condition aussi de placer la société civile, c’est-à-dire les citoyens, les acteurs associatifs et les acteurs économiques au cœur du processus. Pour leur rendre l’Europe compréhensible elle doit se faire explicable. L’Europe est la seule échelle pertinente pour accroître les chances de l’ « ubérisation » et en amoindrir les risques. La Commission européenne a d’ailleurs publié le 10 mai 2017 une communication sur la revue intermédiaire de la mise en œuvre de la stratégie pour un marché unique du numérique dans laquelle elle envisage plusieurs évolutions législatives, sur la régulation des plateformes, la cybersécurité et les données. C’est pourquoi les 21 propositions du Conseil d’État constituent avant tout un appel à repenser le droit en Europe et en France à la lumière des évolutions en cours selon 4 grands axes.

Repenser la norme européenne pour libérer l’innovation et protéger de ses excès

Le « paquet ubérisation » que nous proposons n’est pas une nouvelle norme technocratique. Il s’agit (au contraire) d’identifier, dans la législation européenne existante, les principes les plus essentiels qui permettraient de favoriser l’innovation et de protéger les plus faibles de ses excès, et, dans le cadre du respect de ces principes, selon une logique de conformité et de responsabilisation, de laisser les personnes et les opérateurs économiques libres d’agir.

Réaffirmer l’unicité du droit applicable

Il ne faut pas créer un droit spécifique pour les activités numériques, ni un droit spécial pour l’ « ubérisation ». De manière générale, ce que montre l’ « ubérisation », c’est que créer des règles générales pour ensuite mieux y inclure des exceptions et des dérogations à l’occasion de telle ou telle évolution ou de tel ou tel événement conduit à un maquis inextricable de normes qui freine l’activité économique et même, plus largement, la liberté.

Repenser collectivement la nécessité des normes existantes

Il faut aujourd’hui repenser systématiquement les normes sectorielles avec tous les acteurs concernés, y compris ceux de l’économie nouvelle, pour ne maintenir que celles qui sont strictement nécessaires. Il est donc urgent, lors de chaque évolution du droit applicable à un secteur économique, d’organiser d’abord, selon des méthodes souples, une concertation entre l’ensemble des acteurs de ce secteur, incluant des représentants des plateformes de ce secteur, voire des informaticiens et codeurs, destinée à simplifier les règles au bénéfice de tous.

Utiliser les opportunités issues de l’« ubérisation » pour réduire la complexité et améliorer la vie de tous

Les nouvelles technologies comme la logique de plateforme permettent de transformer la complexité du monde pour rendre celui-ci accessible à tous, y compris aux plus faibles et partout sur tout le territoire. Utilisons-les, dans les administrations notamment, pour permettre à chacun de tirer le meilleur parti de ses capacités, des possibilités qui s’offrent à lui, d’exercer pleinement ses droits et de remplir ses obligations.


Propositions de l’étude du Conseil d’État

Liste des propositions. Les pouvoirs publics, l’innovation et le droit

Présenter un « paquet européen » Innovation technologique et droits fondamentaux pour libérer l’innovation et protéger l’individu



PROPOSITION N° 1 :
Recommander à l’Union européenne d’adopter un paquet Innovation technologique et droits fondamentaux.

Ce « paquet » ne serait pas un ensemble de normes nouvelles. Il aurait vocation à établir une liste claire des principes les plus essentiels applicables à l’innovation technologique trouvés dans la législation européenne existante, que chacun pourrait comprendre et utiliser (par exemple : « une règle adoptée pour l’ancienne économie doit également être applicable à la nouvelle économie et inversement » ; « chaque travailleur, salarié ou indépendant, bénéficie d’une protection sociale équivalente » ; « c’est l’utilisateur d’un algorithme qui est responsable de son utilisation » ; « une intelligence artificielle doit inclure un dispositif permettant de la stopper si elle porte atteinte à des valeurs fondamentales de l’être humain »…)

Selon une logique de conformité (ou « compliance »), l’ensemble des personnes et des acteurs économiques seraient eux-mêmes responsables du respect de ces principes et de ces objectifs.


PROPOSITION N° 2 :
Recommander à l’Union européenne d’organiser, autour de comités créés pour l’occasion, un débat des citoyens de l’Union sur les aspects éthiques liés au progrès des intelligences artificielles.

Une communication de la Commission européenne pour mettre en perspective les principes applicables avec les évolutions en cours



PROPOSITION N° 3 :
Dans la communication de l’Union européenne :

  • Affirmer un principe d’unicité du droit applicable indépendamment des modalités, numériques ou physiques, de mise en œuvre d’une activité.
  • Reconnaître à l’ensemble des travailleurs le bénéfice des mêmes droits sociaux, au sens de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs.
  • Engager une réflexion d’ensemble sur la notion de « professionnel » en droit de la consommation, en privilégiant une approche fondée sur l’action de consommer un bien ou un service.


Un règlement de l’Union européenne pour affirmer la primauté de l’humain sur la machine



PROPOSITION N° 4 :
Dans le règlement de l’Union européenne :

  • Mettre en place des dispositifs fondés sur l’autorégulation des opérateurs, à travers la mise en conformité (« compliance ») et leur responsabilisation ( « accountability »).
  • Consacrer les principes de loyauté et de responsabilité du fonctionnement des algorithmes.
  • Réfléchir à la perspective d’imposer que toute intelligence artificielle fonctionnant dans l’Union européenne soit équipée de dispositifs, d’une part permettant de geler son fonctionnement ou de l’annihiler et, d’autre part, autorisant dans des hypothèses limitées l’accès des services de sécurité et de renseignement au système et aux informations qu’il contient.
  • Renforcer la structure et les moyens du réseau européen des autorités de concurrence et harmoniser leurs pouvoirs afin qu’elles puissent prendre, en urgence, les mesures nécessaires pour remédier aux atteintes graves et immédiates portées au fonctionnement d’un secteur.
  • Développer et favoriser la mise en réseau, au niveau européen, de structures dotées d’une certaine indépendance, regroupant des compétences scientifiques, juridiques et économiques, ayant pour mission de veiller de manière continue et constante au fonctionnement des algorithmes et des intelligences artificielles.


Une recommandation du Conseil de l’Union pour une meilleure solidarité européenne à l’ère du numérique



PROPOSITION N°5 :
Dans la recommandation du Conseil de l’Union :

  • Affirmer la perspective de réalisation d’une protection sociale à l’échelle européenne.
  • Promouvoir le droit à une éducation pour tous en matière numérique.
  • Engager la création d’une identité numérique européenne, à laquelle serait attaché un droit à la protection effective de l’intégrité de cette identité, et d’un statut de résident numérique européen, tous deux permettant aux personnes en bénéficiant de réaliser des démarches en ligne auprès des administrations de l’ensemble des États de l’Union.

3.2 Favoriser, dans l’ordre juridique interne, le développement de l’économie des plateformes tout en veillant à l’équité des règles et à la protection des droits des salariés


Accompagner le développement de l’économie des plateformes



PROPOSITION N°6 :
Encourager le développement de l’entreprenariat individuel :

  • Lisser les effets de seuil liés à la complexité des régimes juridiques, fiscaux et sociaux.
  • Rendre obligatoire un dialogue entre les administrations et l’entrepreneur avant toute proposition de rectification, et donner à celui-ci un délai pour se conformer à ses obligations qui pourrait aller jusqu’à deux ans.

La proposition de rectification pourrait ainsi être remplacée, en cas de non-respect de formalités ou d’obligations de paiement, par une « invitation à se conformer à ses obligations », ces dernières étant précisément décrites, sans sanction aucune ni intérêts de retard, du moins dans un premier temps.


PROPOSITION N°7 :
Favoriser l’émergence de plateformes offrant des services rémunérés à destination des entrepreneurs pour les décharger de la complexité administrative en autorisant, notamment, les administrations fiscales et sociales à transmettre, avec l’accord des intéressés, les données fiscales et sociales nécessaires aux services fournis par les plateformes.

En utilisant ces informations et en étant directement connectées aux services concernés, des plateformes pourraient être développées qui, par exemple, combineraient la gestion interne des entreprises (plateformes de type CRM), l’établissement de la comptabilité, voire même sa certification et l’établissement et la transmission automatique des déclarations.


PROPOSITION N° 8 :

  • Rendre obligatoire la transmission automatique aux administrations fiscales et sociales par les plateformes des données relatives aux transactions soumises à l’impôt ou aux contributions sociales réalisées par leur intermédiaire.
  • Confier aux administrations la tâche de remplir les déclarations sur la base des données collectées, sous réserve d’une validation par le contribuable ou le débiteur de cotisations sociales.


PROPOSITION N° 9 :

  • Augmenter massivement les financements pour permettre l’émergence de « licornes ». Mettre en place des fonds d’investissement spécialisés.
  • Doter les organismes menant des programmes de recherche ou industriels pour des ministères ou sous leur tutelle de moyens leur permettant, à l’instar de certaines agences américaines, d’investir de manière massive dans des start-up de la nouvelle économie.


PROPOSITION N° 10 :
Encourager la création de « bacs à sable » de l’innovation technologique, économique et sociale. On peut imaginer, par exemple que, sur le territoire d’un seul département et le long d’un grand axe de communication routier ou ferroviaire, le survol des drones automatiques de livraison soit autorisé, moyennant un dialogue permanent avec les autorités de régulation (autorité de la concurrence, direction de l’aviation civile…). Des services innovants pourraient ainsi émerger : en matière postale par exemple ? En matière de suivi scolaire ? Pourquoi pas le remplacement des supermarchés par une livraison automatisée directement depuis les producteurs ? Dans le même temps, l’expérience permettrait d’améliorer la technologie et d’identifier les règles les plus pertinentes pour concilier cette activité, notamment, avec les impératifs de sécurité.

Mettre en place des règles équitables



PROPOSITION N° 11 :

  • Revoir la législation applicable pour que les opérations bénéficiaires réalisées sur les plateformes numériques fassent l’objet d’une fiscalité identique aux opérations réalisées selon d’autres modalités.
  • Ajouter à la liste des cas dans lesquels la garantie contre les changements de doctrine prévue par l’administration fiscale est applicable, l’hypothèse dans laquelle l’administration fiscale ne répond pas à un contribuable de bonne foi qui, à partir d’un exposé précis et complet des modalités d’exercice de son activité, propose des modalités forfaitaires de calcul d’un remboursement de frais.


PROPOSITION N° 12 :
Mettre en valeur les opportunités offertes par la nouvelle économie et inciter les entrepreneurs, y compris des secteurs réglementés, à s’en saisir pour innover.

En permettant par exemple aux officines de pharmacie de livrer à distance des médicaments, à l’instar des plateformes qui se mettent en place pour exercer cette activité, on donne l’opportunité aux acteurs de l’économie traditionnelle de développer des services innovants. On pourrait aussi imaginer d’autoriser les écoles de conduite réglementées à exercer leur activité sur l’ensemble du territoire national et/ou européen. Elles pourraient ainsi développer des services nouveaux d’apprentissage du code de la route et de passage des examens au travers de plateformes numériques, mais aussi élargir leur activité de manière mieux adaptée aux clients.


Protéger les droits des travailleurs des plateformes.



PROPOSITION N° 13 :
Encourager l’émergence de nouvelles formes de représentation à destination des travailleurs de plateformes.

Par exemple, le modèle des plateformes - coopératives qui existe déjà pourrait être étendu et approfondi. Ces plateformes permettent de rassembler des travailleurs indépendants en leur conférant la qualité de salarié de la coopérative, tout en leur laissant individuellement la même liberté d'organisation de leur temps et de leur activité que s'ils étaient indépendants. Elles offrent aussi à ces travailleurs et à leurs commanditaires des services en relation avec la gestion de leur activité (déclarations d'embauche automatiques, facturation etc.) et constituent, sur les cotisations prélevées, des fonds mutualisés permettant de garantir aux travailleurs des délais de paiement réguliers ainsi que certaines indemnités en cas de cessation involontaire d'activité. Compte tenu de leur activité, on peut logiquement imaginer que ces plateformes acquièrent, en partenariat avec les syndicats, une fonction de représentation des travailleurs de plateforme qui l'utilisent.


PROPOSITION N° 14 :
Étendre progressivement les fonctions du compte personnel d’activité afin que celui-ci inclue à terme l’ensemble des droits sociaux acquis par les personnes au cours de leur parcours personnel et professionnel.

Tirer les conséquences des dynamiques sociétales de l’« ubérisation » sur l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics


Adapter le périmètre des services publics



PROPOSITION N° 15 :
A partir des exemples existants, dresser la cartographie des activités de service public concurrencées par des plateformes numériques et en tirer toutes les conséquences pour leur réorganisation et la définition du périmètre du secteur public.


PROPOSITION N° 16 :
Introduire dans la formation continue des agents publics une obligation de mettre à jour périodiquement leurs connaissances sur l’environnement numérique de leur métier.


PROPOSITION N° 17 :
Créer, dans le cadre du service public de la donnée, une plateforme d’échange des données personnelles entre collectivités publiques.


Favoriser le développement des services publics numériques



PROPOSITION N° 18 :
Proposer au Commissariat général à l’égalité des territoires de définir une méthodologie pour que les pportunités ouvertes par le développement des plateformes numériques soient intégrées dans la conception et la mise en œuvre des politiques de lutte contre les inégalités territoriales et le développement des capacités des territoires.

On peut imaginer, par exemple, que des plateformes numériques se substituent, sur certains secteurs, à des services de transport fortement déficitaires. Sous réserve que l’on permette à tous y compris aux plus démunis, d’y avoir un accès permanent, cela permettrait d’accroître l’offre de transport, voire de redynamiser certains territoires. Pourquoi pas également des plateformes pour l’apprentissage scolaire ? Pour les livraisons de courses partagées ?

PROPOSITION N° 19 : Renforcer les moyens de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) et affirmer explicitement l’existence d’un service public de la protection des réseaux numériques lors de l’adoption de la loi de transposition de la directive « NIS ».


Adapter les processus d’élaboration des normes



PROPOSITION N° 20 :
Préalablement à chaque réforme législative ou réglementaire, imposer que soit menée, par des instances composées de l’ensemble des acteurs du secteur concerné fonctionnant selon des méthodes « agiles », une révision complète du droit applicable à celui-ci afin d’assurer l’équité entre les acteurs de la nouvelle et de l’ancienne économie en déterminant la légitimité, la nécessité et la proportionnalité de chacune des règles applicables. Rendre compte, dans l’étude d’impact accompagnant le projet de réforme, des résultats de cette évaluation.

Dès lors qu’une évolution législative ou réglementaire dans un secteur économique serait envisagée, un comité restreint de personnes serait réuni qui aurait pour mission de réexaminer, dans un temps limité (quelques jours ou quelques semaines tout au plus), l’intégralité du droit applicable à ce secteur avec pour mission de proposer une réécriture ou la suppression de toutes les normes obsolètes ou inutiles. Ce comité restreint - 12 à 16 personnes - pourrait être composé, par exemple, de dirigeants d’entreprises du secteur traditionnel et de la nouvelle économie, d’usagers habituels de ce secteur, de développeurs/informaticiens et de juristes et représentants des administrations concernées.


PROPOSITION N° 21 :
Prévoir, à titre expérimental, l’élaboration d’un projet de décret ou de loi selon des modalités inspirées des méthodes dites « agiles ».

Un comité restreint - 12 à 16 personnes - composé, comme pour la proposition n°20, de dirigeants d’entreprises du secteur traditionnel et de la nouvelle économie, d’usagers habituels de ce secteur, de développeurs/informaticiens et de juristes et représentants des administrations concernées serait pleinement habilité à élaborer un projet de loi. Il devrait le faire dans un temps restreint, au regard des objectifs généraux assignés par le Gouvernement. Une fois élaboré, le projet de loi serait endossé ou pas par le Gouvernement, avant d’être directement examiné par le Conseil d’Etat puis par le Conseil des ministres.